Série Danse Danse – Une parenthèse hors du temps

À quoi ai-je assisté exactement? Telle fut ma réaction lorsque, suite à la représentation de The Eternal Tides par le Legend Lin Dance Theater, mon esprit se remit en place. Mes pensées se décantaient lentement, comme si je revenais peu à peu d’un long rêve. La beauté de ce spectacle réside justement dans l’impossibilité de le définir. Je parlerais d’ailleurs plus volontiers d’une expérience culturelle, tant tout me parut nouveau et singulier. Tous les codes à travers lesquels nous avons l’habitude de regarder et d’interpréter une performance scénique se trouvent complètement bouleversés. Lin Lee-Chen et ses artistes nous ouvrent les portes d’un temple et nous initient aux mystères de leur île natale, Taïwan, à travers plusieurs tableaux où s’entremêlent l’humain, le divin et les forces de la nature.

Je me permets ici de décrire un peu plus longuement l’ouverture du spectacle, car cette genèse si particulière, puissante et poétique, donne le ton de l’œuvre. Le décor initial, par son allure sacrée, attise la curiosité mais impose le calme et la révérence. Une rumeur discrète parcourt l’assistance, tandis qu’elle observe les majestueuses percussions qui attendent leurs maîtres, la présence apaisante d’une bougie à l’avant de la scène, et les délicats pans de toile blanche qui tombent en cascade du plafond devant nos yeux profanes. C’est alors que deux percussionnistes entrent dans la salle et s’installent, avec une tranquillité et une humilité sacerdotales, au pied de leurs tambours et de leurs gongs. Je me demande alors, fébrile, ce que cette introduction va nous réserver. Les instruments se mettent à résonner, et la brume matérialisée par les rideaux commence lentement à se lever. Au fur et à mesure que la transparence se fait, une silhouette apparaît dans le lointain. De cette forme immobile émane un chant à la fois fascinant et terrible, tandis que le dernier lé de tissu révèle à notre regard déjà fasciné une créature immaculée aux longs cheveux d’ébène, allongée au milieu de la scène, sur immense étoffe blanche. Elle semble se tirer peu à peu d’une longue torpeur, commençant une interminable série de rotations qui, calquées sur le crescendo des tambours, finissent par atteindre une amplitude phénoménale. Je suis à la fois impressionnée et étourdie, au bord de la nausée, comme si les flots invisibles qui tourmentent ce corps avaient fini par me submerger. Soudain, l’être se jette en arrière et pousse un cri strident qui nous arrache à notre état d’hypnose. Cette fin abrupte laisse instantanément place à une étrange accalmie, pendant laquelle notre créature s’éloigne doucement, prostrée et emportant avec elle, telle la mer qui se retire d’un rivage, le drap qui recouvrait la scène.

À l’exception d’une scène guerrière magistrale et agressive qui vient soudain briser le pacte avec la sérénité, comme la résurgence soudaine d’une violence latente, les tableaux suivants, par la lenteur de leur déroulement, conduisent à l’abandon de tout repère temporel. Le déplacement presque imperceptible des artistes avec un synchronisme parfait, ainsi que la beauté des lignes et des corps peints ou enveloppés dans des vêtements traditionnels, donnent le sentiment d’assister à l’animation d’une fresque ou d’une gravure ancestrale. Qu’il s’agisse de l’union charnelle de divinités sous une pluie de pétales ou des ultimes tremblements d’un oiseau majestueux sur le point de mourir, toutes les images offertes sont propices à la contemplation. Toutes, jusqu’à cette fin solennelle où, accompagnée de chants et de lumières, l’une des artistes trace, galet après galet, un chemin qu’elle semble nous inviter à suivre.

À contre-courant de notre conception du « spectaculaire » et du temps, après lequel nous courrons quotidiennement, ce spectacle a été l’une des surprises les plus marquantes de mon hiver montréalais. Une parenthèse qui vaut la peine d’être vécue.

******

Pour en savoir plus sur la compagnie :

http://wougow.myweb.hinet.net/2015en/abouten.htm

et sur Lin Lee-Chen

https://www.dansedanse.ca/fr/lin-lee-chen

Leave a Reply