La révérence de Sergei Polunin

Les longs voyages transatlantiques en avion ont décidément un bon côté : j’ai enfin pu visionner le film consacré au danseur prodige Sergei Polunin. Réalisé par Steven Cantor et sobrement intitulé Dancer, ce documentaire très émouvant relate l’ascension fulgurante du jeune homme, qui grimpa quatre à quatre les marches de la renommée avant de se retrouver au bord du précipice, exsangue à vingt-deux ans.

À travers des archives vidéo et des témoignages, nous suivons le parcours de Sergei dès ses premiers cours de danse dans sa ville natale d’Ukraine. Celui-ci montre très tôt des aptitudes prometteuses. Ses proches se démènent alors pour financer sa formation dans une école de danse professionnelle, ce qui provoque l’éclatement de la cellule familiale. En effet, son père et sa grand-mère partent chercher du travail ailleurs en Europe. Sergei concevra alors sa réussite comme une condition sine qua non de la réunion des siens, ce qui pèsera lourdement sur ses épaules. Adolescent, il doit se séparer de sa mère pour intégrer l’école du Royal Ballet à Londres, où il se donnera corps et âme au travail. Après avoir intégré la compagnie, il accède à une vitesse phénoménale au rang de danseur principal. Il est le premier dans l’histoire du Royal Ballet à obtenir cette reconnaissance à l’âge de vingt ans. La presse s’emballe et le porte aux nues, le public l’adule. Pourtant, ce qui s’annonçait comme une carrière brillante au sein de l’une des plus prestigieuses compagnies au monde tourne peu à peu au drame. La pression et l’exigence du métier, les coups de projecteurs aveuglants, une vie privée jalonnée d’excès et  la sensation d’avoir heurté un plafond auront raison du danseur Polunin. Les journaux, avides de controverses, s’empressent de relayer ses crises et ses rebellions, alimentant son image de mauvais garçon. Il finit par annoncer sa démission du Royal Ballet, semant la consternation autour de lui. L’incompréhension de ses collègues et de la direction artistique est totale. Il part alors en Russie, où il poursuit une courte carrière au Théâtre Stanislavski. Mais le jeune homme semble bel et bien avoir atteint un point de non-retour, et annonce qu’il s’éclipsera du monde de la danse. C’est dans une vidéo aussi belle que poignante, réalisée par David LaChapelle en 2015 sur le succès du chanteur Hozier, Take Me To Church, que Sergei défie officiellement la gravité pour la dernière fois. Il a malgré tout été impliqué dans d’autres projets après cela, et a fait ses débuts dans une autre voie artistique : celle du cinéma. Le talent et le désir de créer finissent par trouver leur chemin pour renaître ailleurs.

L’issue aurait-elle été différente si Sergei avait eu davantage de soutien ? La détresse et les blessures internes auraient-elles pu être résorbées avant ce burn out fatidique ? La question se pose inévitablement, et il a lui-même pointé du doigt les lacunes dans l’aide apportée aux danseurs pendant leur carrière. Or, il était aussi sans doute trop libre pour s’épanouir au sein d’une structure. Son aventure nous rappelle qu’on ne peut certes ni brider ni asservir la créativité, mais qu’il demeure vital d’entretenir la flamme de la passion avec bienveillance.

Série Danse Danse – Entendez-moi rugir

Avec une de ses récentes productions, présentée à la Tohu au début de l’année, le chorégraphe Akram Khan nous a projetés au cœur d’un épisode du Mahabharata, une haletante épopée hindoue. En choisissant de donner vie à un extrait de cette saga à partir de la relecture de la poétesse Karthika Nair, Until the Lions: Echoes from the Mahabharata, il nous démontre son habileté à transmettre un message indéniablement actuel à travers une pièce mythologique majeure. L’œuvre de Karthika, dont le titre est tiré du proverbe Until the lions have their own historians, the history of the hunt will always glorify the hunter*, a pour mission de redonner une place centrale à des personnages oubliés ou relégués au second plan, en imaginant le récit de leur point de vue. Ici, on nous dépeint l’histoire de la princesse Amba, enlevée par le guerrier et demi-dieu Bheeshma lors d’une cérémonie où elle doit choisir un époux. Bheeshma, qui souhaite la donner en mariage à son demi-frère, finit par la libérer lorsqu’il découvre qu’elle est amoureuse d’un autre homme, Salva. Or, ce geste a pour conséquence de précipiter Amba au fond du gouffre. En effet, Salva la rejette, considérant qu’elle appartient désormais à celui qui l’a conquise par la force. Elle demande alors à Bheeshma de l’épouser, mais ce dernier refuse en invoquant son vœu de célibat. Condamnée à porter stigmates d’une condition qui lui a été imposée, Amba invoque les dieux avec une telle ferveur que l’univers s’en trouve bouleversé. Les dieux lui jurent qu’elle renaîtra sous la forme d’un guerrier qui pourra affronter Bheeshma. Elle se donne alors la mort et devient Sikhandi, qui triomphera de son ravisseur. Du rapt à la riposte finale, le spectacle dépeint la transfiguration d’Amba, qui fera trembler les piliers de l’ordre établi.

Until the Lions est, à mon avis, une réussite sur tous les plans. La scénographie est originale, mais suffisamment minimaliste pour permettre aux artistes de rayonner pleinement. La scène, circulaire et parcourue de fissures, évoque le tronc d’un arbre millénaire, ou la surface d’une pierre tourmentée par l’érosion. Autour d’elle gravitent des musiciens, qui, parés de divers instruments et percussions, donnent le rythme de l’histoire et jouent le rôle d’un chœur. Ils murmurent, scandent ou chantent des airs traditionnels d’origines diverses, créant ainsi un dépaysement spatio-temporel presque enivrant. La danse, mêlant harmonieusement l’expressivité et l’énergie du Khatak au style contemporain, a dépassé toutes mes attentes. Akhram Khan partage la scène avec deux danseuses, Ching-Ying Chien et Joy Alpuerto Ritter. Le chorégraphe se glisse à la perfection dans la peau de l’implacable Bheeshma. Nous sommes irrésistiblement entraînés dans ses mouvements, et les rotations étourdissantes propres à la danse traditionnelle indienne prennent à travers lui des allures de tornades. Rien ne résiste à cet homme de guerre, jusqu’à ce que sa carapace cède sous l’assaut des flèches vengeresses. Ching-Ying Chien et Joy Alpuerto Ritter interprètent avec brio les rôles d’Amba et de sa réincarnation Sikhandi. La première illustre, avec une justesse poignante, la montée en puissance de la jeune femme, jusqu’à la sublimation de son désespoir. Face à la force qui émane de son corps si menu, nous ne pouvons qu’être saisis d’admiration. À travers la seconde interprète, qui glisse sur le sol avec agilité et furtivité dans une parade presque animale, nous suivons Sikhandi dans son duel avec Bheeshma.

Akram Khan parvient efficacement à retranscrire ce récit tragique et immémorial, entre vengeance et quête de justice. Mais la nouvelle perspective accordée au récit, qui ne donne pas uniquement un porte-voix aux grondements étouffés des lionnes et des lions de la nuit des temps, m’a interpellée à différents niveaux. Tout d’abord, elle bouleverse la perception courante des genres et de leurs attributs en la transcendant. Ainsi, Sikhandi, interprété par une femme, ne m’est pas apparu uniquement comme le double masculin d’Amba, mais comme l’incarnation humaine d’une volonté surhumaine, face à laquelle les dieux eux-mêmes ne peuvent que s’incliner. Enfin, en mettant la lumière sur l’héroïne/héros, sa détermination à se tenir debout malgré les épreuves et à infléchir le cours du destin, elle invite à briser la loi du silence, les murs et  tous les plafonds, qu’ils soient de verre ou de plomb.

* Jusqu’à ce que les lions aient leurs propres historiens, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur.

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