Avec une de ses récentes productions, présentée à la Tohu au début de l’année, le chorégraphe Akram Khan nous a projetés au cœur d’un épisode du Mahabharata, une haletante épopée hindoue. En choisissant de donner vie à un extrait de cette saga à partir de la relecture de la poétesse Karthika Nair, Until the Lions: Echoes from the Mahabharata, il nous démontre son habileté à transmettre un message indéniablement actuel à travers une pièce mythologique majeure. L’œuvre de Karthika, dont le titre est tiré du proverbe Until the lions have their own historians, the history of the hunt will always glorify the hunter*, a pour mission de redonner une place centrale à des personnages oubliés ou relégués au second plan, en imaginant le récit de leur point de vue. Ici, on nous dépeint l’histoire de la princesse Amba, enlevée par le guerrier et demi-dieu Bheeshma lors d’une cérémonie où elle doit choisir un époux. Bheeshma, qui souhaite la donner en mariage à son demi-frère, finit par la libérer lorsqu’il découvre qu’elle est amoureuse d’un autre homme, Salva. Or, ce geste a pour conséquence de précipiter Amba au fond du gouffre. En effet, Salva la rejette, considérant qu’elle appartient désormais à celui qui l’a conquise par la force. Elle demande alors à Bheeshma de l’épouser, mais ce dernier refuse en invoquant son vœu de célibat. Condamnée à porter stigmates d’une condition qui lui a été imposée, Amba invoque les dieux avec une telle ferveur que l’univers s’en trouve bouleversé. Les dieux lui jurent qu’elle renaîtra sous la forme d’un guerrier qui pourra affronter Bheeshma. Elle se donne alors la mort et devient Sikhandi, qui triomphera de son ravisseur. Du rapt à la riposte finale, le spectacle dépeint la transfiguration d’Amba, qui fera trembler les piliers de l’ordre établi.
Until the Lions est, à mon avis, une réussite sur tous les plans. La scénographie est originale, mais suffisamment minimaliste pour permettre aux artistes de rayonner pleinement. La scène, circulaire et parcourue de fissures, évoque le tronc d’un arbre millénaire, ou la surface d’une pierre tourmentée par l’érosion. Autour d’elle gravitent des musiciens, qui, parés de divers instruments et percussions, donnent le rythme de l’histoire et jouent le rôle d’un chœur. Ils murmurent, scandent ou chantent des airs traditionnels d’origines diverses, créant ainsi un dépaysement spatio-temporel presque enivrant. La danse, mêlant harmonieusement l’expressivité et l’énergie du Khatak au style contemporain, a dépassé toutes mes attentes. Akhram Khan partage la scène avec deux danseuses, Ching-Ying Chien et Joy Alpuerto Ritter. Le chorégraphe se glisse à la perfection dans la peau de l’implacable Bheeshma. Nous sommes irrésistiblement entraînés dans ses mouvements, et les rotations étourdissantes propres à la danse traditionnelle indienne prennent à travers lui des allures de tornades. Rien ne résiste à cet homme de guerre, jusqu’à ce que sa carapace cède sous l’assaut des flèches vengeresses. Ching-Ying Chien et Joy Alpuerto Ritter interprètent avec brio les rôles d’Amba et de sa réincarnation Sikhandi. La première illustre, avec une justesse poignante, la montée en puissance de la jeune femme, jusqu’à la sublimation de son désespoir. Face à la force qui émane de son corps si menu, nous ne pouvons qu’être saisis d’admiration. À travers la seconde interprète, qui glisse sur le sol avec agilité et furtivité dans une parade presque animale, nous suivons Sikhandi dans son duel avec Bheeshma.
Akram Khan parvient efficacement à retranscrire ce récit tragique et immémorial, entre vengeance et quête de justice. Mais la nouvelle perspective accordée au récit, qui ne donne pas uniquement un porte-voix aux grondements étouffés des lionnes et des lions de la nuit des temps, m’a interpellée à différents niveaux. Tout d’abord, elle bouleverse la perception courante des genres et de leurs attributs en la transcendant. Ainsi, Sikhandi, interprété par une femme, ne m’est pas apparu uniquement comme le double masculin d’Amba, mais comme l’incarnation humaine d’une volonté surhumaine, face à laquelle les dieux eux-mêmes ne peuvent que s’incliner. Enfin, en mettant la lumière sur l’héroïne/héros, sa détermination à se tenir debout malgré les épreuves et à infléchir le cours du destin, elle invite à briser la loi du silence, les murs et tous les plafonds, qu’ils soient de verre ou de plomb.
* Jusqu’à ce que les lions aient leurs propres historiens, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur.
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Pour en savoir plus sur la compagnie :
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… et sur Karthika Nair
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